Un dictionnaire est la trace de la société qui le produit. Il est rédigé par des lexicographes selon des intentions variées, avec souvent comme point de départ une motivation politique. C’est l’introduction de Jean Pruvost, dans une conférence à propos de la naissance des dictionnaires. Mais qu’en est-il pour le Dictionnaire des francophones ? Florine Chatillon a conduit des entretiens en 2022 afin de rédiger un mémoire de recherche sur les intentions politiques et sociolinguistiques qui sous-tendent le projet. Elle en a présenté les grandes lignes lors de deux conférences, qui sont rapportées dans cet article.
Troisième et dernier article de la série « Faire un dictionnaire », après avoir présenté la rédaction de définition et les méthodes et disciplines impliquées dans la conception de dictionnaire.
Comment naissent les dictionnaires ?
Ouvrages imprimés ou données numériques, les dictionnaires ont bien des formes et naissent à différentes époques, pour différentes raisons. Jean Pruvost a résumé ses connaissances érudites sur l’histoire des dictionnaires et leur naissance comme type d’ouvrage durant une discussion avec Noé Gasparini et Egidio Marsico, à l’occasion de la première Biennale des langues, organisée à Lyon en mai 2022 par la Caravane des dix mots. Le propos principal de Noé Gasparini est celui développé plus finement dans l’article du blogue sur les méthodes et disciplines de la lexicographie.
Intentions politiques et sociolinguistiques à la création du Dictionnaire des francophones
Cette partie s’appuie sur une conférence donnée par Florine Chatillon le 7 octobre 2022.
Reconnaissance de la diversité
Le Dictionnaire des francophones s’inscrit comme une reconnaissance institutionnelle de la polyphonie de la langue française. C’est un changement de paradigme historique, qui se distingue du statut de la langue comme fondement de la notion d’État-nation. Cette nouvelle reconnaissance questionne sur la place à octroyer aux francophones dans la gouvernance de la langue.
La langue française est constituée d’une mosaïque de variations, et n’est pas un melting-pot homogénéisateur. Elle est composée de multiples variations, sous les axes géographiques, historiques et sociologiques. Ces variations ont par le passé été perçues comme des menaces pour la langue, entrant en conflit avec la norme légitime, avec le « français de référence ». Nous sommes aujourd’hui dans une dynamique de reconnaissance de la diversité qui engage à repenser le concept même de langue. La langue est « en partage » plutôt qu’une langue commune.
Le Dictionnaire des francophones légitime tous les usages, avec une ambition d’inclusion du plus grand nombre des variétés de la langue. Il offre un espace d’expression qui participe à la lutte contre les discriminations linguistiques, la glottophobie. Il participe à la lutte contre le sentiment d’usage fautif ou illégitime de la langue.
Un outil fédérateur
Le Dictionnaire des francophones vise à gommer les frontières entre le « marché légitime » de la norme franco-parisienne et les « marchés restreints », également appelés « francophonies périphériques ». Réunir des communautés francophones parcellaires au sein d’une linguasphère, un ensemble uni par la langue, grâce à un conseil scientifique polyphonique et représentant la diversité géographique.
Le Dictionnaire des francophones a comme objectif de promouvoir un universalisme inclusif, qui dépasserait l’universalisme républicain qui peut paraître incompatible avec la défense de la diversité linguistique. Cette ambition s’appuie sur deux concepts. Le premier, l’universalisme post-colonial, emprunte à la métaphore de la mosaïque pour rendre compte d’une structure qui s’appuie sur la diversité de sa composition. L’universel latéral, complémentairement, va promouvoir une vision horizontale, délestée de centre de référence et davantage ouverte à l’appréhension du particulier.
Le Dictionnaire des francophones enjoint le lectorat à devenir proactif par les interfaces de contribution, encore en développement. Les liens entre les usages individuels et la perception de la diversité sont cependant encore à construire. L’action concertée sur la langue se heurte à l’hétéroclicité du monde francophone, qui pousse à des actions de communication spécifiques, délicates.
Pistes de réflexion
Comment rendre l’intention fédératrice effective ? Pour avoir un véritable impact sur la communauté francophone, le Dictionnaire des francophones doit passer d’une reconnaissance symbolique à une reconnaissance effective. Pour cela, il apparaît nécessaire de passer d’un décentrement discursif à une polycentration agissante. Le décentrement est un terme issu de la photographie, qui consiste à déplacer un objet du centre qui lui est assigné. Ici, il s’agit de considérer que le centre n’est plus la France ou seulement Paris. Plusieurs centres décisionnels vont être reconnus, une gouvernance multipolaire. La communauté scientifique va préférer le terme de polycentration pour rendre compte de l’existence de plusieurs centres décisionnels de natures différentes. C’est une intention qui va invalider le schéma centre-périphérie.
L’élargissement de la variation légitime. Pour passer du symbolique à l’empirique, il est important d’intégrer dans les usages une diversité de pratique. À partir du Dictionnaire des francophones et de ses conseils et comités, réfléchir à instituer une convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions linguistiques, à l’image de la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles qui avait été établie par l’UNESCO en 2005.
Il pourrait s’agir de faire évoluer la stratégie de communication pour que le Dictionnaire des francophones devienne un objet populaire, au-delà des ambitions politiques. Cela pourra passer par l’implication dans différents espaces pédagogiques, au sein de formations existantes ou à construire. Impliquer davantage d’ingénierie pédagogique dans le développement de l’outil pour œuvrer à la reconnaissance de la diversité de la langue française.
Le Dictionnaire des francophones pourra se développer par la valorisation de la pluralité de référentiels et faire connaître l’application au plus grand nombre, l’ajout de nouvelles fonctionnalités, et le développement du potentiel pédagogique.
Diversité culturelle et diversité linguistique
Cette partie s’appuie sur une conférence donnée par Noé Gasparini et Florine Chatillon le 28 novembre 2022.
La diversité linguistique en soutien à la diversité culturelle
Le Dictionnaire des francophones visibilise la diversité de la langue française. Son ambition mêle la promotion de la langue par un projet numérique innovant et la valorisation de la diversité des expressions et usages, et surtout dans sa dimension géographique. Durant la cérémonie de lancement du Dictionnaire des francophones, Louise Mushikiwabo l’a présenté comme « une belle illustration de cette francophonie résiliente, plurielle et ouverte à la diversité ». Le Compendium, dès sa version de 2021, le détaille en parlant de pluralité des normes du français. Les variations de la langue française s’inscrivent au sein de la diversité des langues, pour une Humanité plurielle, ouverte à la fluidité des langues et à leurs usages.
Le Dictionnaire des francophones, porteur de nouvelles dynamiques de gouvernance ?
La réorganisation en cours de la Francophonie pourrait passer par une polycentration assumée de la linguasphère, agissant comme rempart aux forces centripètes et aux forces centrifuges. Les premières fonctionnent comme un aimant attirant les cultures dites périphériques vers le centre, tandis que les secondes les tiennent à distance afin de pouvoir conserver une gestion exclusive de la Francophonie. Le DDF va alors agir comme un point de rupture, notamment grâce à un comité de pilotage transnational et polyphonique qui rend compte d’une volonté de gouvernance coopérative et de partage. La polycentration consiste à reconnaître l’existence de plusieurs centres de tailles et importances variables. La polycentration peut être à la fois de facto et explicite. Elle va consister en l’existence de norme implicites et de mise en place de politiques linguistiques la prenant en compte.
Le Dictionnaire des francophones va légitimer les normes endogènes – propres à chaque communautés – plutôt qu’une description exogène, centralisée. Il va établir un programme émancipateur mené en direction d’une disposition spatiale rhizomique et archipélagique du monde francophone, une francopolyphonie.
Vers une gouvernance panfrancophone de la diversité linguistique ?
La mise en place de cette gouvernance multinationale sur la langue pourra cependant être retardée par la nécessité d’établir, dans un premier temps, des propositions contextualisées et adaptées aux besoin nationaux. La diversité des situations au sein de la francophonie va rendre difficile l’établissement d’un programme à l’échelle globale. Le portage économique est également une question à résoudre, ainsi que l’adoption de l’outil par les francophones.
Addendum de Noé Gasparini : À l’heure de la publication de cet article, un an après cette présentation, il apparaît qu’un frein supplémentaire au déploiement de cette gouvernance est le portage administratif de la réalisation. L’Université Jean Moulin Lyon 3, maintenant aux commandes, modifie en profondeur le fonctionnement de l’équipe-projet en changeant de chef de projet et en adoptant une gouvernance interne, sans l’implication des partenaires francophones. Un nouvel âge s’ouvre pour le Dictionnaire des francophones.
Aller plus loin
Si ces réflexions vous ont intéressés, vous pouvez les poursuivre par la lecture du mémoire de recherche de Florine Chatillon, ainsi qu’avec les entretiens qu’elle a menés en 2022, intégralement disponibles ci-dessous.
Article rédigé par Noé Gasparini, responsable éditorial du Dictionnaire des francophones, avec une relecture par Nadia Sefiane et Sébastien Gathier. Texte placé sous licence CC BY-SA 4.0. Fond de carte vierge réalisé par Tonhar, publié sur Wikimedia Commons sous la licence CC0. Ajout des aires francophones simplifiées par Noé Gasparini. Visuel final sous licence CC0.