Méthodes et disciplines de la lexicographie

Faire un dictionnaire débute par la rédaction de définition et se termine par un ouvrage. Plusieurs méthodes peuvent guider ce travail, et plusieurs disciplines et pratiques peuvent l’accompagner. Voici une présentation de la science collaborative au cœur du Dictionnaire des francophones, suivie des disciplines mobilisées par les membres de l’équipe-projet et par le contributorat !

Deuxième article d’une série de trois, « Faire un dictionnaire », précédé par la rédaction des définitions et conclue par le contexte politique et social de la naissance du Dictionnaire des francophones.

Préambule

Bien avant que ne débute le projet du Dictionnaire des francophones, l’Institut international pour la Francophonie, dirigé alors par Olivier Garro, organisa une rencontre universitaire les 17 et 18 novembre 2017 consacrée à la création de dictionnaires francophones, Regards croisés sur la lexicopoïèse. Ces journées dédiées à la création de lexiques et dictionnaires furent captées en vidéo. La présentation de Noé Gasparini portait sur la fabrication de dictionnaires et constitue la base d’une seconde présentation donnée durant la journée d’étude du 7 octobre 2022, développant les disciplines impliquées. Cet article s’appuie sur ces deux présentations.

Captation de la présentation des approches données par Noé Gasparini le 17 novembre 2017.

Méthodes de production des savoirs

Pour la création de connaissances, et de dictionnaires en particulier, plusieurs méthodes existent, qui se sont développées à divers époques, dans différents cadres, et qui perdurent, avec leurs qualités et limites. Nous en identifions trois principales : démarche savante, science participative et projet collaboratif. À ces trois méthodes s’ajoute une forme hybride nouvelle qui est la science collaborative.

Démarche savante

C’est la première démarche historique, et encore celle de nombreux dictionnaires. Elle se base sur la collecte d’information et sur l‘analyse de l’auteur ou de l’autrice pour la rédaction de définitions érudites, précises, ciselées. Une ou quelques personnes réalisent un inventaire des mots rencontrés en constituant un corpus au fur et à mesure. L’effet de vase clos au sein d’une petite équipe peut alors restreindre la perception de la diversité. La culture organisationnelle qui préside à des groupes utilisant la démarche est dès lors institutionnelle, très hiérarchisée et individualiste.

C’est une méthode qui s’intéresse d’abord à la langue écrite, plus qu’à l’oralité, laissant de côté les phénomènes marginaux ou qui n’entrent pas dans la direction éditoriale choisie.

Le résultat final présente les informations recueillies dans une forme concise et claire mais cachant la façon dont la connaissance a été produite. Les méthodes de collecte ne sont pas présentées car elles sont souvent artisanales et irrégulières. Ces écrits sont sujets aux erreurs et aux biais idéologiques, mais aussi à des apports riches concernant la culture dans laquelle la langue est en usage.

Science participative

Dans le cas de la science participative, la création de dictionnaire est le plus souvent à l’initiative d’universitaires, rarement une démarche individuelle. Les personnes qui produisent les dictionnaires souhaitent dans ce cas le réaliser en impliquant la communauté concernée, en intégrant leurs enjeux. Les lexicographes passent alors du statut d’auteur et autrice à celui d’éditeur et éditrice. La culture organisationnelle va alors être plutôt technologique, mobilisant des expertises multiples et une direction centralisée et méthodique.

L’inventaire des termes décrits se fait au fil de l’eau, sans plan préalable, intégrant des apports venant de personnes provenant de plusieurs communautés. Le corpus intègre plus souvent de l’audio, de la vidéo et des écrits de nature plus variée (théâtre, radio, dialogues de film ou paroles de chansons). Le corpus est souvent archivé et rendu disponible à côté de l’ouvrage publié, permettant d’autres études externes, une vérifiabilité des données.

C’est une approche descriptiviste qui présente une pluralité de sources et de points de vue, intégrant autant de visions subjectives que de participants, auxquelles s’ajoute une vision partagée par la partie de la communauté qui a rédigé le dictionnaire. Le résultat est donc plus susceptible de correspondre aux réalités diverses de la langue.

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Projet collaboratif

La méthode collaborative est liée à un outil numérique, et se présente au sein de projets collaboratifs, comme Wikipédia ou le Wiktionnaire. C’est une approche qui permet la participation du plus grand nombre, de manière discontinue, avec des formations diverses, et qui participent à leur guise. La culture organisationnelle est alors humaniste ou relationnelle, avec une recherche de consensus, plus de respect pour la diversité et l’écoute des personnes impliquées. L’objectif est de s’appuyer sur la sagesse des foules.

L’inventaire des mots décrits est dynamique, évoluant selon les échanges entre les différentes personnes qui sont membres de la communauté. Les définitions sont moins fines, plus brouillonnes et en chantier permanent, avec de longs développements et des manques selon les connaissances et intérêts des lexicographes.

L’analyse n’est pas basée sur un corpus stable mais sur une collecte tous azimuts, avec une ligne éditoriale plus diffuse. Le fonctionnement de l’outil permet cependant d’identifier les personnes qui ont participé, voire d’échanger avec elles directement. Ce n’est plus l‘œuvre d’une personne savante, ni un dictionnaire réalisé avec la participation de la communauté mais une publication par une communauté impliquée, volontaire.

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Science collaborative

Au-delà de ces trois méthodes, plusieurs démarches sont hybrides. Elles impliquent des collaborations entre des équipes fonctionnant sous ces différentes modalités, avec un réseau coordonnant des personnes érudites et des personnes mobilisant d’autres disciplines complémentaires qui amènent le dictionnaire à intégrer davantage de connaissances.

Cette approche lie l’intégration de ressources érudites, l’accompagnement éditorial et le développement d’outils permettant un enrichissement par le plus grand nombre, associé à des expertises. Cette approche en réseau compte sur le transfert de compétence vers les foules pour le développement d’un commun de la connaissance réalisé pour, avec et par les francophones.

En faisant communiquer ces différentes approches pour en retenir les meilleurs aspects, l’objectif est de faire naître une nouvelle forme de science collaborative. C’est ce qui est expérimenté dans la conception du Dictionnaire des francophones.

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Captation de la présentation des approches données par Noé Gasparini le 7 octobre 2022. La première partie est une présentation générale du DDF. Le segment entre 8’43 et 12’54 présente les méthodes de production des savoirs. La dernière partie présente les disciplines.

Disciplines impliquées

Présenter un objet à travers les disciplines impliquées pour le réaliser est un exercice difficile. En première intention, il s’est soldé par une liste à la Prévert, épuisante par sa longueur. Une analyse plus fine a permis de structurer trois pôles qui sont centrés autour des informations, de l’interface et des communautés. Plusieurs disciplines se trouvant partagées entre les pôles, il en a résulté une présentation sous la forme d’un diagramme de Venn !

Diagramme listant toutes les disciplines détaillées ensuite dans l’article.
Diagramme représentant les disciplines impliquées dans la conception du Dictionnaire des francophones.

Obtenir des informations documentées, structurées et liées

Au sein du pôle dédié aux informations, le premier ensemble de disciplines est peut-être le plus intuitif, la linguistique avec plusieurs spécialités. Et pourtant, ce ne sont pas forcément les compétences de la plupart des éditeurs et éditrices de dictionnaire.

  • lexicologie et sémantique : identification des éléments de sens, des contextes d’usage, des domaines techniques, des exemples pertinents et réseaux de sens
  • sociolinguistique : identification des dialectes, registres, argots, contraintes culturelles liées à certains termes, processus d’emprunts
  • phonétique/phonologie : manière dont est écrite la langue et notation de la prononciation des mots
  • morphosyntaxe : identification des classes de mots et catégories secondaires (transitivité, sous-classes de noms), description des paradigmes flexionnels et des variations orthographiques
  • linguistique historique : rédaction encyclopédique des notices étymologiques
  • méthodes de terrain : collecte d’information par entretiens et avec stimuli, langage naturel, corpus archivés, éthique de terrain

Selon les champs de connaissances, différentes expertises seront nécessaires pour vérifier les informations, concernant les sciences, la géographie, les différents aspects de la société qui se trouvent décrits dans les dictionnaires.

Une discipline plus récente mais qui se montre fort utile pour la conception de dictionnaires est l’ingénierie de la connaissance qui s’intéresse à l’organisation des connaissances et leur interconnexion avec d’autres informations hors du dictionnaire afin qu’elles deviennent interopérables, accessibles depuis le dictionnaire ou depuis un autre point d’accès à la connaissance.

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Des données éditorialisées au sein d’interfaces dynamiques

Le deuxième cercle, celui de l’interface, concerne les compétences centrales des lexicographes, et en premier lieu, l’édition. Mise en page, police d’écriture, contraintes de diffusion, format de document ou fichier. Au sein de l’édition, la dictionnairique est la partie de la lexicographie qui se concentre sur l’organisation des informations lexicales, les abréviations que l’on va se permettre d’utiliser, l’ajustement aux habitudes de lecture du public cible. Ces habitudes sont tributaires des supports : ouvrage imprimé, écran d’ordinateur ou écran de petite taille. La connaissance technique des outils et supports est nécessaire pour adapter les interfaces de consultation au mieux, selon les formats, avoir un rendu correct des couleurs, bien utiliser les machines pour présenter des enregistrements sonores de bonne qualité.

Au croisement entre les données et l’affichage de celles-ci, l’informatique est la discipline qui s’occupe de la prise en charge des données et de la réalisation concrète des interfaces.

Grâce à l’implication des francophones et selon leurs besoins

Le troisième cercle est celui qui s’intéresse aux communautés qui utilisent le dictionnaire. La sociolinguistique analyse l’objet dictionnaire dans son environnement culturel, sa place, sa valeur et ses utilisations politiques et identitaires. Les sciences politiques vont apporter un complément par l’étude des dynamiques politiques et interculturelles qui entrent en jeu, intégrant les discours publics, les réglementations et lois sur les langues.

La sociologie des organisations permet de penser la gouvernance du projet, l’organisation du travail et la coordination entre la communauté du lectorat et les différentes communautés productrices de connaissances.

Le droit est également nécessaire car il s’agit d’une œuvre de l’esprit construite sur des connaissances structurées. Le droit d’auteur, le droit de citation et le droit des bases de données permettent l’intégration dans un dictionnaire, sa protection et son réusage ultérieur.

En allant des communautés vers les interfaces, on trouve l’ergonomie et le design d’interface qui impliquent des tests utilisateurs et la présentation de maquettes préliminaires afin de collecter des réactions et d’ajuster les interfaces.

Entre les informations et les communautés se trouvent d’autres approches communicatives, que l’on peut regrouper au sein des sciences de l’information et de la communication, qui permettent de penser la place du dictionnaire dans le flux informationnel, et de faire savoir et diffuser son contenu au mieux.

La pédagogie et la concertation au centre de l’organisation

Au centre de ces différentes approches, la pédagogie lie les informations, les interfaces et les communautés. Les informations sont analysées pour être transmises et enrichies d’explications diverses, portant le contenu vers son lectorat. Les pages d’aide, la documentation technique et les documents de pilotage impliquent une transmission des connaissances vulgarisées, claires et intégrables par des audiences aux compétences variées.

En outre, l’accompagnement à son usage se fait également hors du dictionnaire lui-même, grâce à différents relais, vers des publics apprenants d’âges variés, qui sont également impliqués à différents moments de la vie du dictionnaire.

Toutes ces approches ne correspondent pas à autant de spécialistes, et les équipes qui conçoivent des dictionnaires ne sont jamais aussi pléthoriques. Les lexicographes mobilisent ces approches, en acquièrent les bases et font souvent appel à des personnes extérieures qui aident ponctuellement pour aller plus loin.

Les disciplines impliquées pour le Dictionnaires des francophones

Les trois pôles sont assurés par trois personnes : Sébastien Gathier pour les informations, Noé Gasparini pour les interfaces et Nadia Sefiane pour les communautés. Trois personnes qui ont de multiples cordes à leurs arcs, mais seulement quelques champs d’expertise. Les autres disciplines nécessaires à la création d’un dictionnaire sont garanties par l’intervention de personnes extérieures de façon ponctuelle, que ce soit des prestataires ou des membres du conseil scientifique du Dictionnaire des francophones. L’équipe accompagne et mobilise toutes les personnes impliquées selon leurs disciplines d’origine, afin qu’elles développent les pans qui les concernent et viennent renforcer l’équipe selon leurs intérêts et qualités.

D’où que vous veniez, prenez attache avec le Dictionnaire des francophones et explorez les champs du savoir qui vous intéressent !